mardi 18 mai 2010

Une folie du XVIIe siècle : la tulipomania des Hollandais

La Tulipomania
Mike Dash,
Editions JC Lattès, 316 pages, ISBN 9 782709 6204 99

Qui aurait imaginé qu’une fleur entraîne tout un peuple dans la déraison ? Professeur à Cambridge, Mike Dash a écrit un ouvrage entièrement consacré à cette invraisemblable « Tulipomania ». Ce livre garantit quelques étonnements en transportant le lecteur dans le temps et l’espace à l’occasion d’un captivant voyage à travers les siècles et les civilisations.

L’introduction et le succès de la tulipe, à la fin du XVIe siècle dans les Provinces Unies, n’ont rien d’une histoire banale. Cette plante provient des immenses territoires d’Asie. Les premières ont été cueillies dans les chaînes montagneuses du nord de l’Himalaya, le long du quarantième parallèle.

Les taxinomistes s’accordent à situer le berceau de la tulipe sur les flancs rocailleux du Pamir. Et c’est dans des régions pourtant inhospitalières que la tulipe s’est répandue : les vallées des monts du Tien-Shan, aux confins de la Chine, du Tibet, de la Russie et de l’Afghanistan.

Ces milieux inhospitaliers, très difficiles d’accès, le Pamir, mot russe signifiant « toit du monde » et le Tien-Shan ou « montagnes célestes » en chinois, formaient l’échine de l’Asie. Hormis quelques aventureux qui s’y risquaient à la faveur de la fonte des neiges, cette mer de granit et de gneiss interdisait toute présence humaine durant neuf mois de l’année. Inconnue des Européens jusqu’au XIXe siècle, « cette citadelle intérieure asiatique n’avait pas encore été explorée. Circonscrite à l’est par un désert aride, au nord par la Taïga désolée, à l’ouest par des principautés belliqueuses – les khanats – et au sud par le Tibet, mystérieux et peu accueillant, le Tien-Shan était l’une des régions les plus inaccessibles du monde ».

Mais étonnement, ce milieu hostile à la vie, animale ou végétale, abritait des myriades de tulipes sauvages.

Dans son environnement originel, la tulipe était moins éclatante que celle répandue de nos jours. Par le jeu des hybridations et de sélections savantes, l’Homme a élargi la gamme et a obtenu des fleurs toujours plus belles. Celles d’Asie centrale étaient plus discrètes, en tout cas moins éclatantes avec des tiges moins hautes que celles qui nous sont familières aujourd’hui.

Les populations voisines ne prêtaient guère d’attention à cette plante à haute tige, à racines bulbeuses, aux fleurs allongées et dont la fleur renflée à la base est évasée à l’extrémité. En revanche, plusieurs tribus guerrières vouent un véritable culte à ces fleurs dont la plupart sont rouges comme le sang. « Ces fleurs qui jaillissaient du sol aride des chaînes montagneuses étaient infiniment variées de nuances et de formes des pétales. De plus, ce n’étaient pas des conquérantes mais des séductrices qui s’emparèrent très vite du cœur des humains. »

Symbole de fertilité chez les Turcs

Fascinés par le caractère éminemment séducteur de la tulipe du Tien-Shan, les nomades turcs bravant régulièrement l’âpreté du milieu afin de faire profiter à leurs montures des généreuses vallées du nord, ont adopté cette fleur symbole de la régénération de la nature. Rouges, jaunes, orangées, ces fleurs sauvages sont un symbole de vie et de fertilité, annonciatrices du printemps et de la saison claire. Pour des nomades qui sortaient d’un hiver particulièrement rigoureux dans un environnement extrêmement hostile, ces tulipes étaient annonciatrices de jours meilleurs.

Lors de leurs interminables pérégrinations et de leurs expéditions ponctuées de razzias, parfois sanguinaires, sur tout le plateau central asiatique, du Tien-Shan à la Mer Caspienne, et puis sur les côtes de la mer Noire et au sud, dans les Monts du Caucase, les tribus vagabondes regardaient toujours les tulipes avec un même regard d’admiration. A leur arrivée massive au Moyen-Orient, aux XIe et XIIe siècles, les nomades turcs furent ébahis devant des jardins où poussait leur fleur fétiche.

« On ignore à quel moment exact commença le culte de ces fleurs sauvages, mais on sait que, vers 1050, les tulipes étaient déjà vénérées en Perse ; elles poussaient dans les jardins de l’ancienne capitale, Ispahan, ainsi qu’à Bagdad. Elles sont citées dans des poèmes les plus célèbres d’Omar Khayyâm comme métaphore de la beauté féminine parfaite, et d’autres poètes l’ont plus tard célébrée comme symbole de la perfection. Saadi décrit, vers 1250, son jardin idéal où le murmure d’un frais ruisseau, le chant d’un oiseau, l’abondance des fruits mûrs, des tulipes multicolores et des roses odorantes se combinent pour créer un paradis terrestre. Un autre poète, Hâfiz, comparait le lustre des pétales à l’incarnat des joues de son aimée. »

Symbole d’éternité pour les Persans

Les Persans lui conféraient aussi une haute valeur symbolique, synonyme d’éternité et d’amour intarissable. Selon une légende très célèbre chez les Perses, un prince du nom de Farhad sombra dans la déraison lorsqu’il apprit que la vierge dont il était éperdument épris avait été tuée. Et il se mutila à la hache. « Chaque goutte de sang qui jaillit donna naissance à une fleur écarlate, symbole de son parfait amour. » Les tulipes sauvages de couleur rouge ont longtemps été étroitement liées à cette portée symbolique. Au XVIIe siècle encore, selon le voyageur John Chardin, « quand un jeune homme offre une tulipe rouge à sa maîtresse, il lui donne à entendre que la couleur de la fleur représente les flammes dont il brûle, et le bulbe enrobé de terre, son cœur en cendres ».

Dès l’instant où les Turcs se sédentarisèrent et les Sedjoukides commencèrent à donner naissance à des principautés, l’aménagement de somptueux jardins rivalisant d’exubérance et accordant une place de choix aux tulipes se multiplia. La plus illustre dynastie, celle d’Osman de Sogout, en turc osmanli et en français « ottoman », réputée pour ses excès sanguinaires, sa soif de conquêtes et son comportement tyrannique, ne reniait pas pour autant son amour indéfectible des tulipes. A la tête de redoutables cavaliers déferlant jusqu’aux portes de Vienne en semant la terreur avec une sauvagerie inégalée, les souverains n’en sont pas moins cultivés et sensibles aux belles choses. Les pouvoirs séducteurs des tulipes ne les laissent pas indifférents. Ils les cultivaient dans leurs jardins et les considéraient comme sacrées. « Les Turcs avaient une légende expliquant pourquoi les jardins leur étaient si précieux. Un jour que Hassan Effendi, un saint derviche fameux, prêchait, l’un de ses auditeurs lui adressa un billet, pour lui demander si l’on pouvait être certain qu’un musulman allât au ciel après sa mort. Quand Hassan eut fini son sermon, il demanda s’il y avait des jardiniers présents ; un auditeur se leva et le derviche pointa le doigt vers lui et déclara : celui-là ira au ciel. »

Dans l’image du paradis chez les musulmans, le jardin est omniprésent. D’ailleurs, les pieux musulmans ont toujours prêté beaucoup d’attention et de délicatesse aux fleurs avec lesquelles ils avaient coutume d’orner leurs turbans.

Mais entre toutes les fleurs, la tulipe jouit d’un capital affectif et religieux incomparable. De plus, la tulipe se confond avec la fleur de Dieu puisque les lettres qui composent son nom en turc, lale, sont les mêmes que celles qui forment le nom divin. C’est en plus la fleur qui a laissé le plus d’empreintes dans l’histoire des musulmans.

Fleur de dieu

Ce sont des relations infiniment complexes qui unissent en effet la Tulipe aux musulmans en général, aux Turcs en particulier. Elles puisent leurs origines dans l’héritage culturel et historique et empruntent aussi aux mythes. Pour bien saisir la nature même de ce culte des tulipes il convient de retourner il y a plus de six siècles en arrière, dans les plaines du Kosovo que revendiquent toujours aujourd’hui Serbes et Albanais. Au lieu-dit du Champ des merles, le 12 juin 1389, une bataille opposa quinze mille preux chevaliers chrétiens commandés par Lazar à deux fois plus d’Ottomans conduits par un sultan, Mourad 1er. A l’issue de la bataille où les chefs furent tués, le premier exécuté et le second transpercé par la dague d’un Serbe, des milliers de corps sans vie et de têtes coupées couvraient le sol du Champ des Merles. Celles des guerriers ottomans portaient encore leurs turbans éclatants selon les dires d’un chroniqueur musulman qui comparaît ce tableau à un gigantesque champ de tulipes aux pétales rouge et jaune comme l’étaient ces turbans.

Versets du Coran sur le ventre et tulipes dans le dos

Les tulipes de cette fameuse bataille du Champ des merles ne correspondaient peut-­être pas seulement aux turbans. A cette époque, l’usage de tulipes brodées sur les sous-vêtements des guerriers ottomans était monnaie courante. L’Histoire nous a légué une chemise en coton ayant appartenu à un général ottoman revenu sain et sauf du Kosovo, Bayazid. Elle est détenue par le musée des Arts turcs et islamiques d’Istanbul : des versets du Coran sur le ventre et des tulipes dans le dos. Comment ne pas être convaincu que ces tulipes avaient valeur de porte-bonheur.

L’expansion de l’Empire ottoman a accompagné celui du culte des tulipes. C’est ainsi que l’arrière petit-fils de Bayazid, Mehmet le Conquérant, a largement contribué à l’essor de la fleur mythique à Constantinople. En plus de donner un nouvel élan à la cité et de pousser à son expansion architecturale, en donnant notamment plus d’ampleur à l’ancienne cathédrale Sainte-Sophie, devenue mosquée Aga Sophia, le sultan a œuvré pour l’embellissement de la cité. Les ruines abandonnées par les Byzantins étaient reconstruites et les espaces abandonnés transformés en luxurieux jardins aux surfaces démesurées. Pour la seule ville d’Istanbul, quelque soixante jardins tous aussi splendides les uns que les autres avaient été aménagés pour satisfaire la volonté du sultan. Mais cet intérêt pour les beaux jardins, vergers et potagers n’était pas le seul fait du sultan. Cette culture horticole était ancrée au plus profond de la mentalité ottomane de telle sorte que la ville d’Istanbul étonnait autant qu’elle régalait les visiteurs avec ses innombrables et ravissants jardins. Les exigences guerrières du sultan lui laissaient tout le même le temps d’assouvir sa passion des fleurs et plus expressément des tulipes.

Fastueux jardins de tulipes dans l’Empire ottoman

Il va sans dire que ce côté esthète des Ottomans jurait avec leur réputation de peuple féroce et sanguinaire et avait le don de troubler les Européens. Cependant, cet intérêt pour les jardins était un élément irréfutable de l’âme du peuple ottoman. Puis au début du XVIe siècle, sous le règne de Soliman le Magnifique, arrière petit-fils de Mehmet, ce goût pour l’abondance des fleurs ne s’est pas tari. Bien au contraire, dans l’ensemble de son empire qui s’étalait des portes de Vienne au golfe Persique et du détroit de Gibraltar à la mer Caspienne, les références à la tulipe ont été exponentielles. La levée de l’interdiction des images a grandement encouragé ce phénomène. Dès lors, la tulipe est omniprésente. A titre d’exemples, « l’armure royale portée en Hongrie et en Perse, montrait en relief une seule tulipe glorieuse d’une vingtaine de centimètres de long, et le heaume du sultan, un chef-d’œuvre de l’armurerie, était orné de tulipes d’or incrustées de pierres précieuses. »

Tout le monde arborait des motifs inspirés de la tulipe : « Les fiancées en brodaient sur les tapis de prières de leurs trousseaux, les artisans les peignaient sur les bouteilles d’eau et les selliers les faisaient tisser dans le velours des selles ornementées. Et de même que les jardiniers plantaient des bulbes de tulipes pour être certains d’aller au ciel, les épouses en cousaient des milliers comme emblèmes religieux et les offraient à leurs époux avec leurs prières pour un retour victorieux de la guerre. »

Le règne du sultan Soliman coïncide aussi avec la production des premiers hybrides afin de multiplier les variétés correspondant plus aux goûts des Ottomans. Dans le droit fil de Soliman qui comptait jusqu’à mille jardiniers pour entretenir ses jardins et notamment ceux du Palais de Félicité avec des tulipes à profusion, son fils, Sélim II, ordonna à un intendant situé en Syrie de lui expédier pas moins de cinquante mille bulbes de tulipes pour les jardins impériaux.
Au sommet de la puissance de l’empire ottoman, les jardins immenses et fastueux ne manquaient pas de surprendre les marchands et mercenaires venus d’Europe. On suppose d’ailleurs que ces visiteurs ont ramené dans leurs bagages quelques tulipes ou bulbes et ont suscité un intérêt nouveau pour les fleurs. A l’époque les Européens ne prêtaient en effet que des vertus culinaires ou pharmaceutiques aux plantes.

Apparition de la tulipe en Europe

Mais l’introduction de la tulipe va chambouler les mentalités. Elle a été attribuée à un Flamand du nom d’Ogier Ghislain de Busbecq. Ambassadeur du Saint Empire romain à Istanbul en 1554, ce Hollandais a rédigé de truculents récits de voyage dans lesquels il expose la haute considération des Turcs pour la tulipe : « Elle n’a que peu ou pas de parfum, mais elle est admirée pour sa beauté et la variété de ses couleurs. Les Turcs sont fort amateurs de fleurs bien qu’ils ne soient guère dépensiers, ils n’hésitent pas à payer pour elles plusieurs asprès (monnaie turque de l’époque). »
Selon l’auteur Mike Dash, il serait hasardeux d’attribuer à Bubesq l’introduction des tulipes en Europe tout comme on aurait tort de lui accorder la paternité de son nom. « On suppose généralement qu’il l’a appelée « tulipan » en raison de la ressemblance des pétales avec un turban enroulé (dulbend en turc et tulbend en flamand). Toutefois, Busbecq n’y est pour rien, car le terme remonte à 1578, où il est cité dans la traduction d’un ouvrage latin et il était donc usité avant que l’ambassadeur publiât ses fameuses lettres. »

L’auteur est catégorique, « c’est en 1559 que la première tulipe fleurit en Europe », en Bavière. Il tient ses informations d’un Zurichois incollable en botanique, Conrad Gesner, auteur d’un ouvrage d’histoire naturelle qui a fait date. « En avril 1559, écrit-il, j’ai vu cette plante qui avait poussé d’une graine venue selon les uns de Byzance, selon les autres de Cappadoce. Elle produisait une seule belle fleur rouge, aussi grande qu’un lys rouge, comportant huit pétales, dont quatre à l’extérieur et autant à l’intérieur. Elle dégageait un parfum très doux et subtil, qui disparut rapidement. »

D’après les investigations minutieuses de l’auteur, l’arrivée des premiers bulbes en Europe remonte à 1562, lors de l’arrivée dans le port d’Anvers d’un bateau en provenance d’Istanbul, à un moment crucial de la situation aux Pays-Bas, où la rébellion couvait.

Dès lors, les premières floraisons suscitent beaucoup de curiosité et les botanistes locaux ne manquent pas de s’intéresser à cette inconnue. Ce fut notamment le cas d’un grand érudit originaire d’Arras, reconnu pour ses talents de botaniste qui avait latinisé son nom et se faisait appeler Carolus Clusius. Autant savant que passionné, ce Flamand méridional a été l’un des grands artisans de la vulgarisation de la tulipe en Europe.

Un botaniste français se prend de passion pour la tulipe

Il avait embrassé la religion protestante. Autant dire qu’il courait un grand danger dans sa ville de Louvain, territoire sous la férule du roi très catholique Philippe II. Renonçant à ses études de droit et craignant d’annoncer à son père son reniement du catholicisme, Carolus Clusius s’adonne à sa passion des fleurs et consacre le plus fort de son temps à voyager pour se consacrer à des explorations botaniques. Auteur de magistrales études de botanique ayant trait à la flore d’Espagne, d’Autriche et de Provence, celui que l’on considère comme l’un des pères de la botanique est engagé à Vienne, en 1573, par Maximilien II. Mais dans un environnement hostile aux idées hérétiques, Clusius ne parvient pas à aménager un jardin conforme à ses goûts et à ses ambitions. Toutefois ses plantes suscitent beaucoup de convoitises et, avec la complicité de jardiniers qui trouvent là l’occasion d’arrondir leurs fins de mois, nombre d’entre elles sont volées à la demande de riches connaisseurs, seigneurs et marchands pour la plupart.

A la mort de Maximilien, Clusius est congédié comme tous ceux de confession protestante. De santé précaire, le moral au plus bas, sans le sou, il se retire à Francfort. Mais sa passion sans partage pour les fleurs, les tulipes essentiellement, est intacte. Soudain la faculté de Leyde, grande ville manufacturière des Provinces Unies, le sollicite pour ses talents de botaniste. Cette année 1573 marque un tournant décisif dans l’histoire de la tulipe en Europe : la célébrité approche.

Aménagement d’un jardin botanique scientifique à Leyde

Meilleure université d’Europe, Leyde vit dans l’opulence. Les largesses du gouvernement hollandais profitent à Clusius qui crée un jardin botanique scientifique.
Avec ses études savantes, le « vrai roi des fleurs » comme on le surnomme régulièrement est un pionnier. Il recense jusqu’à trente-quatre groupes distincts de tulipes, classés selon leurs schémas de pigmentation, leur forme et l’arrangement des feuilles et des pétales. La splendeur de ses jardins et de ses collections et son empressement à mieux faire connaître cette fleur à bulbe donnent un plus large écho à la tulipe. On vient de partout admirer les spécimens de ces plantes exceptionnelles.

La propagation des tulipes aux Pays-Bas est d’ailleurs consécutive à des vols de centaines de bulbes commis à la fin du XVIe siècle dans les jardins privés de Clusius. La dissémination est fulgurante et très vite les jardins des dix-sept provinces sont constellés de cette fleur précédemment inconnue du grand public. Cet intérêt soudain pour la tulipe gagne bientôt toute l’Europe. A la cour de France, la fleur originaire d’Asie supplante la rose. « Les dames les portèrent coupées pour orner leurs décolletés profonds, et les variétés de tulipes les plus en vogue étaient alors aussi prisées que les diamants. L’horticulteur hollandais Abraham Munting rapporta qu’au sommet de cette mode une seule tulipe coupée, et non en bulbe, se vendait pour l’équivalent de mille guilders hollandais (le salaire annuel d’un charpentier de l’époque s’élève à 250 guilders) si elle présentait une beauté particulière. »

A partir de 1590, sonne l’Age d’Or des Provinces Unies, sans conteste le pays le plus riche d’Europe qui réussit une sorte de miracle économique pour un pays pourtant pauvre en ressources naturelles. Les capitaux affluent et les affaires sont prospères. La tulipe va tirer profit de cette conjoncture favorable.

Les Provinces Unies se piquent de passion pour la tulipe

Posséder des bulbes devient réellement un luxe suprême ; un phénomène de mode s’empare des Provinces Unies. La tulipomania commence à poindre. Les sommes dépensées pour des bulbes de tulipes dépassent l’entendement. En 1624, un propriétaire refuse de céder dix bulbes contre une très alléchante offre de douze mille guilders. Quelques mois plus tard, deux à trois mille guilders sont encore insuffisants à ses yeux pour qu’il lâche un seul bulbe. Il existe une foultitude d’exemples aussi incroyables. Cette flambée des prix et l’appât du gain amènent toutes sortes d’escrocs, d’aventuriers douteux et de vilains opportunistes à s’intéresser au commerce des tulipes. Tout le monde cherche à faire du profit grâce à ces fleurs aux couleurs si diverses.

Mais les véritables pépiniéristes, installés pour la plupart à Haarlem, gardent tout de même le monopole de ce marché juteux.

Trois tulipes contre une maison !

Certains amassent des fortunes, notamment à l’export. C’est par bateaux entiers en partance pour l’Amérique du Nord, la Méditerranée, même vers l’Empire ottoman, que les bulbes quittent la Hollande. La fièvre des tulipes gagne toutes les couches de la population et l’achat de bulbes devient un placement très répandu.

A partir de 1633 la folie des tulipes prend une tournure délirante. Lors d’une tractation, trois tulipes rares furent échangées contre une maison de Frise occidentale. Dans cette même région, une ferme et les terres attenantes furent échangées contre un carré de bulbes.

La tulipe n’est pas seulement l’objet de sommes astronomiques, elle s’inscrit comme un enjeu économique. Elle fait perdre la tête et chamboule toute l’économie du pays.

Les Provinces Unies dans la démence au plus fort de l’Age d’Or

La démence atteint son pic entre décembre 1636 et janvier 1637. Durant ces quelques semaines tout le monde se jette sans retenue dans le commerce des tulipes. Les enseignes de fleuristes se multiplient et les profits sont gigantesques. Évidemment, les prix réclamés pour la plus célèbre de toutes les tulipes, la Semper Augustus, – moins de douze bulbes de cette fleur rarissime furent répertoriés – montèrent au ciel : de 5 500 guilders en 1636 à la somme stupéfiante de 10 000 guilders en 1637.

« Seules quelques douzaines de personnes très fortunées dans les Provinces Unies pouvaient se permettre de débourser une telle somme ; elle suffisait à loger, nourrir et vêtir confortablement toute une famille durant la moitié de sa vie, ou bien encore à acheter l’une des demeures les plus magnifiques sur le canal le plus coté d’Amsterdam, avec une remise pour chevaux et un jardin de six cents mètres carrés, à une époque où les maisons dans cette ville étaient parmi les plus chères du monde. »

Un bulbe vendu quatre fois plus qu’un Rembrandt

Au plus fort de cette flambée des prix, en plein âge d’or hollandais, un bulbe s’échange à Amsterdam à un prix quatre fois supérieur à celui de la Ronde de nuit de Rembrandt !
En automne 1635, le commerce des bulbes connaît un changement radical. Désormais les fleuristes sont moins en moins nombreux à vendre des tulipes. Les clients passent commande de bulbes encore en terre.

Le système du vent

Avec ce système de promesses de ventes le commerce des fleurs s’étale sur toute l’année et ne se limite plus dans le temps à la seule période de floraison. Le « système du vent » comme l’appellent les Hollandais présente bien évidemment des effets pervers. Rien ne garantit à l’acheteur de la qualité des bulbes et des fleurs. Il s’agit d’un marché à terme. Mais ce tournant dans l’histoire de la tulipomania est à l’origine de dérives. La course à la spéculation dérègle le marché. La frénésie est à son sommet comme en témoignent les registres du commerce de l’époque et elle déborde de ses anciennes places fortes, Amsterdam et Haarlem. Le Nord de la France, à un degré moindre, prend part à cette folie des tulipes.

Panique chez les professionnels

Jamais les vendeurs et les acheteurs de fleurs n’ont été si nombreux dans les Provinces Unies où tous les corps de métiers s’improvisent fleuristes. Mais il s’agit plus exactement de marchands et de « traficoteurs ». Les tulipes sont l’objet de multiples transactions qui occasionnent une flambée des prix démentielle. Des bulbes se revendent parfois jusqu’à dix reprises dans une même journée.

Mais durant l’hiver 1636-1637, au plus fort de la tulipomania, des signes présagent d’un prochain déclin. Le commerce de la tulipe n’a de marché que le nom. « Modes et opinions changeaient vite et de nouvelles tulipes arrivaient sans cesse pour disputer leurs places aux favorites. » L’absence de logique et de stabilité caractérise ce commerce. Des fleurs sans grand éclat valent soudainement des sommes astronomiques. Ce phénomène provoque les vives inquiétudes des fleuristes réputés qui finissent par se mettre en retrait ; ils se débarrassent de leurs stocks et cessent d’investir dans d’autres bulbes. En février 1637, le krach s’amorce et les prix s’effondrent de manière constante et vertigineuse.

La mort du marché et la ruine de milliers de spéculateurs

Très vite la panique gagne les professionnels, qu’ils soient horticulteurs, revendeurs ou fleuristes. Mais pour la grande majorité il est déjà trop tard. Les bulbes retrouvent des prix raisonnables ; le marché des tulipes est bel et bien mort.

Pour nombre de spéculateurs ce krach est synonyme de ruine. Un vent de panique envahit le pays, des milliers de contrats de bulbes sont rompus et des litiges de toutes sortes opposent les acheteurs, les spéculateurs, les fleuristes et les horticulteurs. Les tribunaux sont débordés.

Au final, les acheteurs désireux d’annuler un contrat commercial doivent dédommager les vendeurs à hauteur de 3,5 % du prix de vente originel et les bulbes sont restitués aux horticulteurs. La Cour de Hollande évite de cette manière un nombre incalculable de procès, « selon le principe de la cote mal taillée. En fin de compte, cette crise de la folie n’avait affecté que les pauvres et les ambitieux et, contrairement à une idée courante, elle n’avait pas ébranlé l’économie hollandaise. » Au lendemain de cette crise de la tulipe, beaucoup s’emploient à percer les mystères de cette passion contagieuse et essaient de convaincre que cette affaire des tulipes a été une escroquerie. On crie à la conspiration, on cherche des coupables sans jamais pourtant prouver comment un tel groupe a déclenché et organisé ce phénomène. « Il n’existe nulle preuve qu’un groupe quelconque, à l’exception sans doute des horticulteurs eux-mêmes, ait encouragé la folie des tulipes pour son propre bénéfice. »

La culture de cette plante ornementale bulbeuse et vivace occupe toujours une place considérable en Hollande et elle est à présent associée à l’image de ce pays. La lecture de cet ouvrage particulièrement bien renseigné nous rend incollable sur le sujet et nous rappelle que l’introduction de la tulipe en Europe a débuté par une histoire tout aussi incroyable que passionnante. Le sort de la tulipe a été scellé par des aventures humaines. La tulipe a participé, beaucoup plus qu’on ne l’imagine, à l’histoire de ce Monde comme le rappelle l’auteur de ce livre qui n’a rien d’une leçon de botanique. L’ennui ne vient jamais entacher ses pages.

Aucun commentaire: