jeudi 13 mai 2010

Les peuples de la pampas décrits en 1876 dans la Revue des deux Mondes

Voici comment Émile Daireaux. décrit la situation des peuples de la pampa en 1876 dans la Revue des deux Mondes.

Quant aux peuples qui habitaient les pampas, la Patagonie et les vallées andines du sud, ceux-là sont proscrits et destinés au sort des Charruas et des Caraïbes. Jusqu'au dernier disparaîtront les membres des races pampas, araucanes et patagones qui luttent encore aujourd'hui ; bien peu s'uniront et mêleront leur sang à celui si composite de la race néo-américaine. La guerre est engagée de chaque côté depuis plus d'un siècle avec une cruauté que n'ont ni exercée ni éprouvée les premiers conquérants; il est difficile de décider si elle a été dès le début celle de la civilisation contre la barbarie; il n'y avait alors ni d'un côté ni de l'autre civilisation absolue ni barbarie absolue. Si l'on se reporte aux premiers jours de la découverte, c'est en conquérants et non en explorateurs que se posent les Espagnols, c'est encore le drapeau de la conquête qu'arborent les Américains, sans avoir, plus que leurs prédécesseurs, fait aucune tentative civilisatrice. Là où les Indiens se sont livrés, on a pris ce qu'ils offraient et enlevé ce qu'ils réservaient, on a disposé de tout et de leur vie même, imposé avec la religion nouvelle l'abjuration sous peine de mort : la grande figure d'Atahuallpa. mourant pour n'avoir pas voulu abjurer, se lève pour en témoigner. Sur les rives de la Plata, ces peuples rudes, qui n'ont ni religion, ni poésie, ni agriculture, ni troupeaux, ni abri, ni bien-être d'aucune sorte, ont un culte cependant, celui de l'hospitalité ; ils le prouvent à leur hôte inconnu, partagent avec lui leurs biens, si minces et si peu enviables, et ne trouvent en lui qu'un ennemi armé, fermé, résolu à la destruction, pillant et saccageant son malheureux campement au premier prétexte. En trois siècles, quel changement est intervenu, quel progrès s'est réalisé? Une étude bien vivante,publiée ici même, peut en donner une idée (1). L'histoire des invasions, H elle avait été faite comme l'a été celle de cette dernière, dirait de quel côté était au début la barbarie. Aujourd'hui quelques tribus à peine peuvent invoquer pour défendre leur sol le droit des premiers habitants, mais toutes peuvent combattre au nom des principes de l'humanité violés. Si nous fermons les mémoires officiels, nous trouvons les pièces de ce procès dans la chronique locale, dans les liasses et les archives, si peu soignées jusqu'ici, si difficiles à consulter,

(1) Voyez, dans la Revue du i« mai, la remarquable étude de M. Alfred Ebelot intitulée : une Invasion indienne.

des différents cabildos de toutes les villes de l'Amérique espagnole. Nous avons sous les yeux l'acte de fondation de la ville de Buenos-Ayres par Juan de Garay, daté du 28 mars 1582, contenant le détail de la distribution des Indiens qui fut faite entre les fondateurs. Le terrain que l'on occupait alors était fort limité, et cependant cette distribution comprend 66 caciques avec leurs tribus, appartenant à vingt-trois nations, pour prendre le terme employé dans ce document ; le nombre des individus de chaque tribu n'est pas indiqué, mais il devait être considérable. Néanmoins les résultats de cet esclavage furent tels et la destruction des Indiens si rapide, qu'en 1611, au même lieu, la population européenne n'étant que de quatre-vingts familles et de 240 individus, sans agriculture ni industrie, les Indiens n'étaient déjà plus assez nombreux pour les servir, et les colons demandaient au roi l'autorisation d'introduire des nègres de Guinée pour suppléer les Indiens disparus. On grand nombre de tribus restèrent insoumises, elles s'éloignèrent dans la pampa; d'autres se formèrent des débris des tribus vaincues qui échappaient par la fuite à l'écrasement; quelques unes peu à peu sollicitèrent des traités pour profiter, au prix d'une demi-servitude, de l'amélioration de bien-être matériel introduite par les Européens. Les invasions furent longtemps inconnues, aucun des deux partis n'avait intérêt à entreprendre une guerre. Le nombre des troupeaux répandus dans la campagne était tel, et leur exploitation était si négligée, que les Indiens pampas purent puiser dans cette mine féconde sans avoir à s'avancer dans le pays peuplé et sans que personne songeât à leur contester le droit de le faire. A l'ombre de cette tolérance, ils avaient créé un commerce considérable avec les tribus indiennes du Chili, qui, elles, trafiquaient de ce butin avec les Européens établis sur la côte du Pacifique. Cette jouissance paisible et ce commerce rapidement développé avaient créé des besoins; d'un autre côté, la destruction des troupeaux fut si rapide dans les pampas pendant tout le XVIIIe siècle, qne peu à peu les Indiens eurent chaque jour plus de difficulté à se procurer les animaux nécessaires à leur consommation et à leur commerce. Ce fut cette seule raison qui motiva des incursions dans le pays peuplé et amena des conflits. Les Espagnols les imputèrent à tort à la complicité des tribus soumises et procédèrent à un massacre général de ces tribus que vint venger la première grande invasion année de 1748. Jamais, sans cette volonté arrêtée d'épouvanter les envahisseurs par un grand exemple de cruauté, qui a toujours été le système employé par les Espagnols, les invasions n'eussent pris le caractère odieux qu'elles ont gardé depuis. Les Espagnols avaient appris aux Indiens l'enlèvement des femmes et des enfants, que ceux-ci, dès le jour où la guerre fut résolue, mirent en pratique et continuent encore avec la même cruauté. L'invasion de 1748 fut suivie d'un nouveau massacre que raconte l'historien national du Rio de la Plata, le dean Funès, dans tous ses détails; les tribus amies de Mayulpilqui et Taluhet et celle de Cabliau furent égorgées jusqu'au dernier homme. Cette boucherie amena des invasions continues, qui se sont continuées jusqu'à ce jour malgré les fortifications élevées contre elles, les compagnies de Blandengues formées en 1765 pour défendre la frontière, l'offensive prise par les chefs les plus redoutés des Indiens depuis 1810, tels que Rauch, Rondeau et Rosas, qui changent le système de guerre et envahissent à leur tour le territoire indien. Il est difficile d'entrevoir d'autre fin à cette longue guerre que l'extermination définitive, jusqu'ici partiellement exécutée. Cette grande injustice aura son excuse dans la longue résistance de ces peuples, mais la sauvagerie des tribus pampas n'est pas pour cela prouvée : on ne saurait conclure des faits de guerre commis par un peuple luttant contre l'extermination, à une barbarie antérieure à cet état de guerre: si l'on soumettait les peuples les plus civilisés à la même épreuve au milieu de phases identiques, on trouverait partout un état semblable produisant des résultats pareils.

Mais, si la guerre justifie dans une certaine mesure l'antipathie des deux races dans les pays où elle se perpétue, il serait difficile d'expliquer la généralisation de ce sentiment, aujourd'hui que la race néo-américaine en voie de formation, malgré l'introduction lente et continue du sang européen, contient comme bases fixes à peu près en égale proportion l'élément indien et l'élément espagnol. On comprendrait donc que les antipathies s'effaçassent, étant prouvé surtout qu'aucune raison d'infériorité ne justifie le mépris où les Européens tiennent encore les races indiennes. Ce qui est plus logique et qui mérite d'être noté, c'est que les écrivains américains se préoccupent enfin de rendre justice à ceux qui pour les premiers colons étaient des vaincus, et pour les Hispanoamérains actuels sont des ancêtres au même titre que les Espagnols. Si en effet le sang européen domine dans les villes du littoral, il n'en est pas de même dans celles de l'intérieur, et l'on peut même dire que c'est la différence du sang indien qui constitue les caractères distinctifs des groupes sud-américains. Tocqueville avec raison indique en passant ce caractère spécifique des races sud-américaines, en opposition en cela avec celles du nord, où l'alliance avec l'Indien ne s'est pas faite. Dans le sud, partout le mélange des vainqueurs avec les vaincus s'est opéré. Il y a du sang araucan dans les veines du peuple chilien, du quichua dans le sang péruvien, de l'indien pampéen dans l'Argentin. Au Chili et dans les états de la Plata, le sang indien ne domine pas, mais il domine au Pérou, au Paraguay et dans tous les états du centre, où les races primitives ont subi à peine quelques modifications en raison de leur situation géographique ou de leur sociabilité, qui les prédisposait à contracter des alliances avec les conquérants. Partout où ce rapprochement s'est opéré il n'y a pas de famille qui ne soit quelque peu apparentée à la race indigène. L'influence des milieux s'est en outre fait sentir dans le même sens après comme avant la découverte; les exigences du climat ont, malgré l'introduction d'éléments nouveaux de civilisation et de nouveaux instruments de travail, dirigé la formation des nouveaux groupes, sans que l'on puisse dire que l'Espagnol ait profondément modifié les races, qu'il a révolutionnées seulement au point de vue politique et religieux.

Le hasard a du reste contribué pour sa large part à la conservation du génie individuel de chaque race et à la perpétuation des usages de chacune d'elles au lieu même où elles étaient anciennement établies, en distribuant les différentes familles des conquerants dans le milieu social qui convenait à chacune d'elles. Il est étrange en effet de voir, après la conquête, chaque pays se peupler de familles étrangères facilement assimilables, et prédisposées par le hasard à continuer les coutumes préexistantes. Le Pérou, siège de la monarchie quelque peu orientale et théocratique des Incas, devient, après la conquête, le siège de la vice-royauté espagnole, qui continue les traditions de l'ancienne royauté indienne, s'inspire des mêmes idées théocratiques et installe à Lima le tribunal de l'inquisition. Au Chili, au XVIIe siècle, sous le règne de Philippe V, commence l'immigration basque; de ce jour date le progrès de cette colonie : cette race énergique et fine prospère rapidement dans la patrie de cette autre race tout aussi noble des Araucans; le rapprochement est rapide, grâce a leurs affinités de caractère, et le peuple chilien se forme ainsi. Au Paraguay, où l'esprit de soumission est endémique, viennent s'établir les jésuites, moins attirés, comme on pourrait le croire, par le génie de la race, qu'ils n'ont pu encore étudier, que par la grande expansion de la langue, qui leur fournit un instrument de conquête le jour où ils se la août appropriée.

Enfin, pour que chaque contrée soit colonisée par la classe d'hommes qui lui convient et qui se rapproche le plus de la race indigène, quels sont les colons qui accompagnent Garay pour venir fonder Buenos-Ayres? Leurs noms ne nous apprendraient rien, mais le prospectus de l'expédition, publié en Espagne par Garay, est plein de révélations. Ce chef d'expédition, autorisé et résolu à fonder une ville au lieu même où Mendoza avait débarqué en 1535 et avait vu mourir de faim et de misère plus de mille de ses compagnons, offre comme prime aux aventuriers qu'il cherche à recruter, non pas l'exploitation facile et lucrative de mines d'or comme au Pérou, mais la chasse et la prise des animaux abandonnés dans la pampa, et qui, depuis le départ de la première expédition, se sont assez multipliés pour qu'un créancier de l'état ait offert au gouverneur de l'Assomption d'accepter en paiement de 30,000 douros qu'on lui doit le droit de prise des chevaux sauvages. On comprend aisément à quelle classe devaient appartenir ceux qui se laissaient embaucher pour une telle aventure. De ces immigrants alliés aux indigènes devait sortir ce type nouveau, le gaucho, être composite, ayant emprunté aux Indiens leurs armes, le lasso et les bolas, à l'Espagnol le cheval; sans être pasteur, vivant de la chasse des troupeaux, bronzé, assombri par l'intempérie, il s'est imprégné de la poésie triste et monotone de la pampa; forcé qu'il est de boire l'eau saumâtre des lagunes, il a perdu le goût des boissons douces et pris celui des breuvages alcooliques. On ne saurait nier que ce type nouveau continue la race indienne trouvée au même lieu au XVIe siècle, beaucoup plus qu'il ne continue la race européenne. Ainsi se forme un type sur la limite des estancias et de la pampa stérile, qui, à chaque génération, accuse davantage dans ses traits l'influence du milieu barbare où il s'est développé ; quelques-uns de ces hommes restent confinés dans la barbarie, beaucoup tendent à en sortir, s'élèvent même par l'armée, par l'administration, par une suite de chances heureuses qui leur donnent une fortune et leur ouvrent les portes de la société des villes; là, ils créent une famille, et ainsi s'opère encore aujourd'hui l'introduction continue du sang indien dans les veines de ce peuple en formation, dans le pays même où il semble que la fusion doive rencontrer le plus d'obstacles.

Analyser le génie des races indiennes de l'Amérique du Sud, étudier leurs aptitudes, leurs langues, leur industrie, les manifestations variées de leur civilisation, c'est donc bien réunir les élémens de l'histoire des origines des sociétés sud-américaines. Il semble aujourd'hui que les écrivains indigènes s'occupent de rassembler les documens épars de cette histoire qui reste à faire, dont l'intérêt se révèle davantage à mesure que les races indiennes sont mieux connues et que nous nous éloignons du système de destruction professé par les conquérans.


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