mercredi 19 mai 2010

Les persistants du crime

Je reste sidéré par la l'indulgence des journalistes français à l'égard du crime quand celui-ci est aux couleurs de leur inclinaisons politiques.

Ce portrait, bien écrit, d'un des partisans les plus enragés de la dictature communiste dans sa version la plus déjantée, celle en usage dans les pays asiatiques, est époustouflant par son art d'omettre la question de la responsabilité des intellectuels.

Publié dans les colonnes de Libération sous la plume d'Edouard Launet, ce portrait d'un homme à la dérive, à la fois mentale et idéologique, se refuse de confronter Robert Linhart avec le réel. Il accepte sa persistance dans le mal sans la condamner.

Pour le journaliste, le rêve et l'utopie excusent tout. Robert Linhart voulait instaurer en France un régime comparable à celui qui a sévi en Chine, responsable de la mort et de la déchéance morale et physique de millions d'innocents.

Edouard Launet serait-il capable d'écrire un article aussi hagiographique sur un néo-fasciste persistant ? J'en doute.

Rétabli

Robert Linhart. En 1968, cet intellectuel fut le pionnier de l’«établissement» des militants maos en usine. Après un long silence, il revient, inentamé.


Supposons que le nom de Robert Linhart ne vous dise rien. Admettons que le mouvement maoïste, qu’il a contribué à fonder, soit pour vous une histoire d’un autre temps. Acceptons le fait que cette ancienne icône de la jeunesse rêveuse et révoltée, initiateur de l’«établissement» des intellectuels en usine et auteur d’un fameux livre, l’Etabli, n’ait plus beaucoup de couleurs dans la France sans illusions du troisième millénaire. Mais veuillez tout de même imaginer ceci : le spectre d’Auguste Blanqui surgissant au beau milieu de la Belle Epoque et lançant au Paris parfumé : «Que doit être la révolution? L’anéantissement de l’ordre actuel, fondé sur l’inégalité et l’exploitation, la ruine des oppresseurs, la délivrance du peuple du joug des riches» (lettre de juin 1852).

Eh bien, le retour de Robert Linhart - via une préface écrite pour la réédition de son premier livre Lénine, les paysans, Taylor - c’est un peu ça. Le sociologue de 66 ans sort d’un silence éditorial de près de trente ans pour persister et signer : «Le tiers-monde est toujours exploité par les pays impérialistes et, chez nous, la classe ouvrière se bat pied à pied pour défendre ses emplois», écrit-il. Il ajoute calmement, à l’oral : «Toute cette bourgeoisie qui se goberge, tout ce sarkozysme, c’est ignoble, ça me fait vomir.» Il voudrait que ça pète. Conclut : «Il faut reconstruire un horizon.» Il y contribuera.

Ce retour de Robert Linhart est une surprise. Il y a deux ans, sa fille Virginie publiait le beau le Jour où mon père s’est tu (Seuil), livre où elle racontait comment son marxiste-léniniste de papa était tombé dans un mutisme profond depuis une tentative de suicide en 1981. Quelques mois auparavant, le philosophe Louis Althusser venait d’étrangler sa femme Hélène. «C’est comme si mon père avait étranglé ma mère», confesse-t-il. Rue d’Ulm, Linhart a passé cinq ans (de 1963 à 1968) à Normale sup, où il fut l’un des plus brillants disciples d’Althusser, et un proche du couple. Il y créa l’UJC (m-l), Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes, jeunes intellectuels assoiffés de pureté dogmatique. Les «Ulmards». C’était un beau garçon, intelligent, fascinant, arrogant, exalté. Trop peut-être. Juste avant les événements de mai 68, révolution petite-bourgeoise qu’il dénonce, Linhart sombre dans la dépression. Il ne cesse ensuite de slalomer entre les hauts et bas d’un syndrome maniaco-dépressif jusqu’à ce qu’en 1981, il avale toute la trousse à pharmacie. «Ce n’était pas vraiment un suicide; je voulais dormir, débrancher.» Après un profond coma, il revient à la vie, très diminué. Et se tait. Aujourd’hui, il y a ceux qui le croient mort, et ceux qui préféreraient qu’il le soit. Mais Linhart est encore là, lucide, avec le regard anxieux des bipolaires qui, à coup de chimie, tentent de se maintenir du bon côté de la ligne sans sombrer dans la dépression.

Ces dernières années, il a donné des cours de socio à des étudiants de Saint-Denis. Publié quelques rares articles. Inondé, il y a peu, la presse d’articles frénétiques (rarement publiés) lors d’un épisode maniaque consécutif à une anesthésie. Désormais, il est repassé du côté stable et grisâtre de la frontière. Il retourne parfois rue d’Ulm, incognito, méditer près du bassin aux Ernest (les poissons de l’Ecole). Un brin nostalgique. «C’étaient des années folles, de délire, de liberté inimaginable.»

Robert Linhart est né de parents juifs polonais réfugiés à Paris puis à Nice pendant la guerre. Sa fille Virginie a émis cette hypothèse : «68 fut une façon pour les enfants de juifs rescapés de la Shoah [nombreux aux avant-postes des luttes étudiantes, ndlr] de sortir du statut de survivant pour affirmer leur appartenance au monde des vivants.» Il ne réfute pas complètement la théorie : «Je suis un survivant, condamné à mort par Pétain et Hitler.»

Sa conscience politique est née un jour de 1954, sur les planches de Trouville, où la famille est en vacances. Les Français sont encerclés à Dien Bien Phu. Robert, 10 ans, dit en gros à son père : faudrait balancer une bombe atomique sur l’Indochine. Radical, déjà. «Quand un peuple se bat pour la liberté, rien ne peut l’empêcher de l’obtenir», rétorque le père. Linhart devient anti-impérialiste sur le champ. Il deviendra prochinois dix ans plus tard, converti par un ami espagnol lors d’un séjour en Algérie, en 1964.

Lorsqu’en septembre 1968, l’UJC (m-l) et le Mouvement du 22 mars fusionnent pour former la Gauche prolétarienne, ce n’est pas lui qui en prend la tête, mais son second, Benny Lévy. «Benny était plus fanatique que moi. Il exigeait beaucoup des gens, alors que lui-même, il s’exposait peu.» Linhart n’a jamais réclamé la déscolarisation des lycéens. Quand il se relève de sa dépression de 68, le normalien part «s’établir» comme OS chez Citroën. Cette immersion relève davantage de l’enquête sociologique que de l’expiation prolétarienne. Ce goût de l’enquête, Linhart va le prolonger en dirigeant le journal J’accuse, l’un des ferments de Libération. Et c’est un peu de là que le journal que vous avez entre les mains tient son goût d’aller y voir, d’aller comprendre sur le terrain.

Aujourd’hui, l’«établi» ne regrette rien de son parcours. Dans son Panthéon brillent toujours les figures de Marx, Lénine, Althusser ... et Mao. Il fut du voyage en Chine en 1967 à l’invitation du PC. «On y a vu ce qu’on a bien voulu nous montrer.» Aux militants français fut expliqué un jour dans une ferme : regardez comme la pensée de Mao fait bien grossir les choux et les tomates. Et lui, le brillant normalien, a bien voulu gober ça, «un peu». Il est retourné en Chine il y a deux ans, lors d’un voyage universitaire.«Les inégalités sont terribles, mais la réussite économique est spectaculaire.» Il concède que Mao a perdu la tête une fois arrivé au pouvoir, mais voit dans son bilan «plus de positif que de négatif». Tout cela dit avec le sourire désenchanté d’une vitre brisée.

Il ne dira pas pour qui il a voté à la dernière présidentielle. «C’est ma vie privée.» Est adhérent de base à la CGT, défile parfois le 1er Mai. Est invité de temps en temps dans un lycée pour parler de l’Etabli. Question d’élève, dans un établissement professionnel près de Rouen : «M’sieur, on gagne beaucoup d’argent en faisant des livres ?» Autre temps.

Il n’a plus de télé mais va beaucoup au ciné. Vit avec France, sa troisième femme, ancienne de l’UJC (m-l), prof de maths à Normale Sup Lyon. A trois petits-enfants. Il prendra sa retraite de prof l’an prochain et la consacrera à voyager, à écrire un nouveau livre. Car l’espoir n’est pas mort. «Le peuple français est un grand peuple. Il ne faut pas trop le narguer.» Il méprise ceux qui ont trahi («Glucksmann, Kouchner et beaucoup d’autres») et estime ceux qui sont restés fidèles («Tiennot Grumbach, Leslie Kaplan et quelques autres»). Il pense que la révolte est encore possible.

Photo Bruno Charoy

En 8 dates

Avril 1944 Naissance à Nice.

1963 Normale sup, rue d’Ulm à Paris.

Décembre 1966 Fonde l’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes.

Mai 68 Cure de sommeil.

1978 L’Etabli (Minuit).

1980 Le Sucre et la faim (Minuit).

1981 Coma 1981.

2010 Réédition de Lénine, les paysans, Taylor (Seuil).

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