lundi 25 février 2008

Mesurer le monde

Flammarion a donné un coup de jeune à sa collection Champs histoire. Une couverture élegante, une typographie impeccable, un travail superbe et des titres bien choisis. A recommander à tous les amateurs d'histoire.


Mesurer le monde
Ken Alder

Champs histoire, n°785


Tous ceux qui ont eu l’occasion de conduire aux États-Unis le savent bien : on s’ennuie sur les routes américaines. Parce que, pour la plupart, elles sont droites, larges, et qu’on y roule moins vite qu’en Europe. Et aussi parce que les kilomètres, là-bas, valent… 1 600 mètres. Certes, tout est plus grand en Amérique, mais bien sûr ce ne sont pas des kilomètres, ce sont des miles. Ken Alder a-t-il éprouvé un sentiment inverse quand, en 1999, il parcourait à bicyclette la route entre Dunkerque et Barcelone ? Il peut paraître quelque peu saugrenu qu’un jeune et brillant historien américain, professeur à la Northwestern University de Evanston dans l’Illinois, diplômé de Harvard en histoire des sciences et en physique, choisisse ce moyen de transport pour parcourir une route a priori pas touristique, même si elle traverse Paris. Rien d’autre cependant que la conscience professionnelle de l’auteur de Mesurer le Monde, L’incroyable histoire de l’invention du mètre, récemment paru chez Flammarion. Ken se définit comme doublement bilingue ; français-anglais, et unités métriques-unités anglo-saxonnes.
Né américain, il a appris le français à Paris où il a passé quelques années de sa jeunesse, avant de revenir en France plusieurs fois pendant sa vie professionnelle. Les unités métriques, il les a découvertes en 1972 quand, élève au lycée de Berkeley en Californie, on commença à enseigner aux jeunes américains les unités métriques, parce que cette fois, ça y était, l’Amérique allait passer au système métrique !

Creuser la question du mètre


Quand, vingt plus tard, il réalisa qu’aux États-Unis on parlait toujours en pieds et en pouces, il décida de creuser la question. Il en est résulté en 2002 un livre passionnant, The measure of All Things – The seven-year Odyssey that transformed the World (Free Press) : c’est l’histoire de l’invention du mètre et du système métrique décimal par les savants et les politiciens (souvent les deux à la fois) de la Révolution française de 1789 ; de son rejet, puis de sa difficile acceptation par les Français, malgré tous ses avantages (il semble que ce soit là une spécificité française, on l’a encore vu récemment…) ; de sa lente mais inexorable diffusion dans tous les pays du monde, à l’exception notable des Etats-Unis ; c’est aussi une réflexion sur le phénomène social de la mesure, et sur la relativité des unités de mesure. L’ouvrage qui vient de paraître en français est la version française de The measure of All Things, par ailleurs publié en treize langues.
Pour nous, Français, le système métrique va de soi. Peut-être avons-nous oublié que le système métrique est une invention française qui a conquis le monde – il n’y en a pas tellement. Nous gardons cependant dans un coin de notre mémoire (du moins ceux de ma génération !) que le mètre, c’est une règle de platine déposée au Pavillon de Breteuil à Sèvres, ce dont nous sommes tous fiers. En fait si la règle du Pavillon de Breteuil a bien été l’étalon absolu (le « prototype ») du mètre de 1889 à 1960, le mètre n’est plus cela, il est depuis 1983 défini par rapport à la vitesse de la lumière. On est donc revenu à une mesure tirée de la nature, appartenant à tout le monde, politiquement neutre et universelle. C’est ainsi que l’avaient voulue les pères généreux et enthousiastes du système métrique, quand ils avaient défini le mètre comme la dix millionième partie du quart du méridien terrestre.

Mesurer la Terre

Mais voilà, le problème était qu’il fallait mesurer ce méridien, en tout cas une partie suffisamment longue pour qu’on puisse la définir par rapport aux unités alors en usage. Le 19 mars 1791, l’Académie suggère que l’on mesure, non pas tout un quart de méridien, mais l’arc de neuf degrés et demi entre Dunkerque et Montjuich (Barcelone), qui se trouve exactement de part et d’autre du 45° parallèle et dont les extrémités sont au niveau de la mer (encore que tous ceux qui ont fait l’escalade du rocher de Montjuich…).
Dès le 13 avril 1791, l’Académie des Sciences nomme les cinq membres de la commission qui effectueront la mesure de la méridienne. En fait, tout le travail sera pratiquement effectué par deux d’entre eux : Pierre-François Méchain, un astronome chevronné, travailleur acharné et scrupuleux ; et le chevalier Jean-Baptiste Delambre, astronome lui aussi, et brillant érudit. À Delambre la partie nord, de Dunkerque à Rodez ; pour Méchain, la partie sud de Rodez à Barcelone.

Il fut un temps où le système métrique régnait en maître dans l'aviation. Ici un des instruments de bord du Graf von Zeppelin.


Sept années d’épopée

Commence alors une épopée qui va durer de juin 1792 à décembre 1798, six années d’efforts, de dangers, d’accidents, d’arrestations, de destructions de matériel, d’épisodes tragi-comiques, de calculs, dans un pays soumis aux affres de la Terreur, sans parler de la guerre franco-espagnole. L’un y laissera sa raison, et sa vie, rongé par la honte d’une erreur de trois secondes. L’autre y gagnera le poste de secrétaire perpétuel de l’Académie.
C’est cette histoire passionnante que raconte Ken Alder. Peu de livres sur l’histoire du système métrique sont accessibles au grand public français (ils sont plus nombreux en anglais, un comble !). (1) Tous ces ouvrages bien sûr relatent la grande aventure de Delambre et Méchain. C’est même le sujet principal de la fort intéressante Méridienne de Denis Guedj.
Ken Alder, lui, va plus loin : d’abord dans sa documentation : plus de 760 notes et références sur soixante pages, un vrai travail d’historien ; dans l’analyse des caractères des deux protagonistes, Delambre positif et pragmatique, Méchain angoissé et pessimiste à tendance obsessionnelle ; dans leurs relations ambiguës, à la fois solidaires et concurrentes ; dans le rôle obscur mais majeur joué par Thérèse, l’épouse de Méchain, en particulier pendant la « déprime » de celui-ci en Espagne. Et surtout dans le récit et l’analyse de la fameuse « erreur » de Méchain, qui le tortura au point de le conduire au suicide. Erreur d’ailleurs plus due à la façon dont Méchain lui-même avait interprété ses données qu’à des fautes dans ses observations ou à une imprécision des tables astronomiques : c’est ce que démontra en 1828 – vingt-quatre ans après la mort de Méchain – le jeune et brillant astronome français Nicolas Nicollet. Erreur qui d’ailleurs n’eut aucune conséquence car – et ce n’est pas là le moindre paradoxe de toute l’histoire – les travaux de Delambre et Méchain ne servirent finalement à rien dans l’établissement du système métrique. Dès décembre 1792, six mois à peine après le début de l’expédition de Delambre et Méchain, les instances de la Révolution s’impatientaient. Un comité de savants proposait en mai 1793 de déterminer provisoirement l’unité de longueur d’après la mesure de la méridienne de France effectuée en 1740 entre Dunkerque et Collioure par Cassini et La Caille. La Convention adoptait alors, par le décret du 1er août 1793, le mètre, valant 3 pieds et 11,44 lignes de Paris. Le décret du 18 germinal an III (7 avril 1795) ordonnait la fabrication d’un étalon physique : « une règle de platine sur laquelle sera tracé le mètre qui a été adopté pour l’unité fondamentale de tout le système de mesures », qui devra être déposée « près du Corps législatif », dans un monument qui sera élevé « pour le conserver et le garantir de l’injure du temps ».

Un écart de 0,02 % !

Quand Delambre et Méchain ont présenté leur rapport final le 30 avril 1799, ils donnaient pour la distance du Pôle Nord à l’Équateur 5 130 740 toises, soit pour le mètre une longueur de 3 pieds et 11,296 lignes : tout ce travail pour un écart par rapport aux valeurs de Cassini et La Caille de 0,02 %. Entre temps l’étalon commandé par la loi de 1795 avait finalement été réalisé : ce sera le « mètre des Archives », définition légale du mètre par la loi du 19 frimaire an VIII (10 décembre 1799). Mais on avait perdu une partie de la pureté du projet initial : l’universalité, puisque c’était la France qui possédait les étalons. Il faudra 160 ans pour y revenir. Toujours avec un mètre plus court de 0,2 mm environ par rapport à sa définition initiale… Ken Alder donc décrit minutieusement les détails de cette erreur, qu’il prétend avoir découverte. Je ne méconnais pas l’énorme travail de recherche qu’il a réalisé, par exemple retrouver à Santa Barbara, en Californie, un exemplaire de la Base du système métrique décimal de Delambre, lui ayant appartenu en propre et annoté de sa main. Mais « l’erreur » de Méchain était bien connue de tous les historiens.
Le fait que ce soit un auteur américain qui révèle au grand public cette erreur a été évidemment une aubaine pour les anti-métriques américains. Le sous-titre complet de l’édition américaine originale est d’ailleurs The seven-year odyssey and hidden error that transformed the world (« Sept ans d’odyssée et une erreur dissimulée qui ont transformé le monde »).

Le système métrique est un vieux clou

Le 3 décembre 2002, CNN diffusait une interview d’un certain Todd Leopold, sous le titre : Why the metric system is wrong – the meter is a crock (« Pourquoi le système métrique est mauvais : le mètre est un vieux clou ! »). Le reste de l’article faisait une analyse correcte du livre de Ken Alder, mais le titre était significatif. Ken l’a lui même ressenti ; il écrit dans l’avertissement de l’édition française : « Il ne s’agit pas ici de prendre position pour ou contre le système métrique. La preuve en est que lorsque cette histoire fut publiée aux États-Unis et au Royaume-Uni, elle déclencha quatre types de réactions. Chez les partisans du système métrique, certains virent dans l’ouvrage une forme de soutien, tandis que d’autres, au contraire, le trouvèrent « anti-métrique ». Parmi les détracteurs du système, on compta ceux qui y virent effectivement une critique négative, et inversement, ceux qui lui trouvèrent un caractère apologétique ». Dans une édition ultérieure de la version américaine, les mots and hidden error ont disparu du sous-titre ! Ken Alder ne consacre qu’une vingtaine de pages à ce qu’il appelle la « métrisation » du globe.
J’ai osé, moi, le néologisme « métrication », et en fait une bonne moitié de mon livre y est consacrée. Car la façon dont le système métrique s’est répandu de par le monde est passionnante. Pour la plupart des pays le schéma a été le même : une exigence de la part des élites, des scientifiques, des techniciens ou des hommes d’affaires ; une décision gouvernementale d’implanter le nouveau système à la place des anciennes unités ; la résistance des populations ; des campagnes gouvernementales de promotion et d’éducation ; et, au besoin, l’intervention de la justice, voire des forces armées, pour vaincre les dernières résistances.
Seules exceptions à ce schéma : les pays où le système métrique a été introduit par les armées d’occupation (par exemple les Pays-Bas et la Belgique, qui ont été les premiers pays à devenir officiellement métriques, avant même la France), et les anciennes colonies (encore que dans le cas du Commonwealth, ce sont souvent les anciennes colonies qui ont précédé le Royaume-Uni). Donc toujours une conversion dans la douleur. Et pourtant, comment envisager maintenant de pouvoir se passer des avantages du système métrique décimal ?

L’exception étatsunienne

Mais il y a le cas des États-Unis. Le pays le plus puissant du monde, le plus avancé technologiquement, le plus riche, utilise toujours un système de mesures considéré comme obsolète par 95 % des habitants de la Terre ! Les États-Unis et le système métrique, ce sont deux cents ans d’un flirt qui n’a toujours pas abouti. Et pourtant que d’occasions, depuis la francophilie de Thomas Jefferson, l’intérêt scientifique de Benjamin Franklin (tous deux avaient été ambassadeurs en France), le désir d’uniformisation de John Quincy Adams, les Metric Boards, Metric Conversion Act, Omnibus Trade and Competitive Act, etc. Mais non, rien apparemment ne bouge, le langage commun utilise toujours l’inch, le foot et le mile, sans parler des pint, pound et gallon. Et bien d’autres unités bizarres qui parfois m’ont fait arracher des cheveux dans ma carrière d’ingénieur ayant à traiter des affaires des deux côtés de l’Atlantique…
Pourtant les États-Unis sont plus métriques qu’on ne le croit. Il y a là-bas un lobby pro-métrique relativement puissant, représenté en particulier par la USMA (U.S. Metric Association) où je me suis fait des amis fidèles. Légalement, non seulement les unités métriques peuvent être utilisées dans toutes les transactions commerciales, mais elles sont obligatoires sur les emballages alimentaires. La construction automobile, de nombreux secteurs industriels sont passés au métrique, mondialisation oblige. Et le vin, dont la consommation devient de plus en plus courante, est vendu en bouteilles de 0,75 litre – même si on les appelle des one fifth, un cinquième de gallon. Accessoirement, il n’y a pas d’étalons de mesure aux États-Unis : depuis 1893, le pouce, le pied, le gallon, la livre, etc. sont définis par rapport aux unités métriques correspondantes ! Ken et moi arrivons à la même conclusion : un jour les Etats-Unis deviendront totalement métriques. Ce sera sans doute encore long, même si certains événements aussi ridicules que la perte de la sonde Mars Climate Orbiter en 1999 peuvent accélérer le mouvement : un des deux laboratoires chargés de contrôler la sonde utilisait le système métrique, l’autre le système américain…


Aux Etats-Unis le système métrique avance, avance…

Le mètre grignote le géant

Ce dont ne parle pas Ken Alder – ce n’était pas l’objet de son livre –, c’est des secteurs de l’industrie et du commerce qui pour des raisons diverses restent attachés à certaines unités anciennes ou anglo-saxonnes. On sait bien par exemple que la dimension des écrans de télévisions est donnée en pouces, que les disquettes de nos ordinateurs étaient « des 3 pouces » (même si, en réalité, elles mesuraient 90 par 94 mm ), que ce texte est tapé sur mon ordinateur en 12 points (Didot), que la puissance de nos voitures est encore donnée en CV (chevaux-vapeur !) et que le diamètre de leurs roues (ainsi que celles des bicyclettes, mais pas celles des rollers) est en inches, que si l’écartement standard des voies de chemin de fer est 1,435 m, il s’agit en réalité de 4 pieds 8 pouces 1/2, que l’altitude des avions en vol est donnée en pieds, que… Arrêtons-là, il y a encore quelque progrès à faire pour généraliser le système métrique dans le monde et dans notre vie de tous les jours ! Mais cela n’enlève rien à la beauté de cette invention française, et remercions Ken Alder d’en avoir si bien écrit un aspect.
Un mot sur la qualité de la traduction, signée Martine Devillers-Argouac’h : parfaite sur le plan du style et du vocabulaire, elle est d’une remarquable rigueur scientifique. Juste un exemple : les étoiles qui dans la version anglaise portent le nom de Thuban, Kochab, Mizar, sont nommées dans l’édition française β de la Petite Ourse, α du Dragon, ζ de la Grande Ourse. Les astronomes, amateurs ou professionnels, apprécieront. Les autres différences entre les éditions anglaise et française concernent la place de la table des chapitres, en début de l’ouvrage suivant l’usage américain et à la fin suivant l’usage français, et l’introduction d’un « avertissement » de l’auteur dans l’édition française. Ah, j’oubliais : les unités y sont bien sûr métriques…

Agé de 73 ans, Louis Jourdan, est ingénieur chimiste de formation. Après plus de vingt ans dans différents postes de fabrication et d’ingénierie – en France et à l’étranger – il a terminé sa carrière à Bruxelles comme représentant de l’industrie chimique européenne auprès des autorités internationales. Retiré à Rennes depuis 1996 il s’occupe de formation aux affaires européennes et de promotion de l’Union européenne. Il a également beaucoup d’autres activités, de l’histoire des sciences et techniques à la préservation de trains historiques…

Pour en savoir plus

La Grande Métrication, Louis Jourdan, France Europe Editions, 2002.

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