vendredi 8 février 2008

La mémoire surgit des décombres

Cologne en 1945.




Pour éclairer ses lecteurs sur la portée du débat historiographique et moral qui enflamme l’Allemagne, Aventures de l’histoire a interrogé en avril 2004 l’historien Bernard Husson, spécialiste de la période hitlérienne

Ces dernières années, de nombreux ouvrages sont parus en Allemagne sur la question des bombardements alliés sur les villes allemandes. Par exemple, le livre de Jörg Friedrich, « l’Incendie ». Jusqu’alors, il semblait y avoir un embarras ; sinon, comment expliquer les soixante ans de silence observés par les historiens à ce sujet ?

Globalement, vous avez raison, c’est quelque chose qui a été refoulé pour des raisons assez évidentes : les bombardements avaient été réalisés par les Britanniques et les Américains, par ceux qui avaient aidé l’Allemagne à se reconstruire à l’Ouest, par ceux qui étaient les « bons vainqueurs », par opposition aux Soviétiques qui étaient les « mauvais vainqueurs ». On s’est toujours intéressé à la question en Allemagne de l’Ouest, mais il ne pouvait pas y avoir de publications qui arrivent sur le devant de la scène. Il y a beaucoup de gens qui avaient vécu les bombardements, et qui en parlaient ou même écrivaient sur la question. Mais il n’aurait pas été approprié de parler d’un sujet qui pouvait donner l’impression que l’on voulait contrebalancer les crimes du nazisme ; même s’il y avait régulièrement des demandes d’excuse, auprès du Royaume-Uni en particulier.
Quant au livre de Friedrich, c’est l’œuvre d’un intellectuel de la génération de 1968. Il considère qu’il a une légitimité morale pour poser cette question, parce qu’il appartient à une classe d’âge qui a mis en cause le passé nazi, le passé des parents ou des grands-parents, et peut donc, sans être suspect, s’interroger sur la légitimité des bombardements, tels que les Britanniques les ont menés. En même temps, son livre est écrit de manière totalement distanciée et froide, sans pathos excessif, l’objectif étant de faire saisir, dans toute sa complexité, la réalité des bombardements, aussi bien du côté de ceux qui les ordonnent que de ceux qui les subissent. Il fallait pour cela la fin de la Guerre froide et la réunification de l’Allemagne. En effet, il y avait beaucoup d’Allemands de l’Ouest qui avaient oublié Dresde, parce que c’était de l’autre coté du mur et qui ont redécouvert, après la réunification, la réalité d’une ville que la RDA était trop pauvre pour reconstruire ! Et même si les villes de la Ruhr et de la vallée du Rhin ont été énormément bombardées, cela aussi avait été en partie refoulé, cette fois par la rapidité de la reconstruction.

L'US Air Force en action au-dessus de l'Allemagne.

Pouvez-vous revenir sur la façon dont les bombardements ont commencé ?

C’est une question importante. Pour y répondre, il ne faut pas oublier qu’on est dans un système de guerre totale : entre la Première et la Seconde Guerre mondiale, la logique de la guerre totale se déploie parce que les armes nouvelles, en particulier les armes de guerre aériennes, permettent d’atteindre les populations civiles comme cela avait été encore peu le cas à la fin de la Première Guerre mondiale. Or, s’en prendre aux populations civiles est parfaitement dans la logique de la guerre totale : on ne combat pas contre une armée adverse mais contre un peuple mobilisé.
Maintenant, il ne fait aucun doute que les premiers, à partir de 1939, à avoir lancé une guerre aérienne contre les populations civiles sont les Allemands, avec les bombardements des villes polonaises, notamment de Varsovie, avec les bombardements de Rotterdam, et ensuite ceux des villes anglaises, puis de Belgrade et des villes soviétiques. Il y a une volonté d’anéantissement dans la stratégie nazie qui contient déjà en germe toutes les composantes, mais sous une forme radicale et justifiée par l’idéologie raciste, de ce qu’on retrouvera plus tard chez les Britanniques sous une forme plus pragmatique : à savoir l’idée qu’il faut casser le moral de la population adverse.

Harris le boucher.

Comment commence le bombardement de l’Allemagne par l’Angleterre ?

Dans des circonstances tout à fait étonnantes. Les premières attaques aériennes de l’Allemagne contre le Royaume Uni sont des attaques dirigées contre les forces aériennes britanniques, et non contre les populations civiles. Ce n’est pas un hasard : Hitler a toujours dans l’idée que le Royaume-Uni serait prêt à une paix séparée, parce que son objectif ultime, est en réalité l’attaque contre l’Union soviétique. Donc, après avoir vaincu la France, il serait prêt à une paix de compromis avec la Royaume-Uni. C’est pourquoi il ne s’attaque pas encore aux villes britanniques.
Mais fin août 1940, Churchill a une intuition aux conséquences bénéfiques pour son pays : il décide d’envoyer des bombardiers sur Berlin pour déplacer le lieu du combat. Le 26 août 1940, a donc lieu le premier bombardement par les Britanniques d’une ville allemande. Il y a une part de bluff. Cette attaque fait peu de victimes, mais a un effet psychologique considérable, puisqu’elle prouve que l’espace aérien allemand n’est pas invulnérable. A ce moment-là, la Luftwaffe et le commandement nazi tombent dans un piège. En effet, il est probable que, s’ils avaient continué à attaquer seulement les forces aériennes britanniques, les Allemands auraient mis le Royaume-Uni en grande difficulté ; mais en détournant une partie de leur effort en guise de représailles sur les villes britanniques, ils soulagent la force aérienne anglaise, lui permettant ainsi de reconstituer en partie ses effectifs, (on a le temps d’entraîner de nouveaux pilotes et de construire de nouveaux avions.) Donc ils dispersent un effet qui aurait pu affaiblir les Anglais. Churchill a psychologiquement conduit Hitler et Goering à la faute : en bombardant les villes britanniques, les Allemands laissent non seulement un répit à la RAF, mais, qui plus est, ils soudent la population britannique avec le gouvernement.
C’est d’ailleurs une leçon que Churchill aurait dû tirer, s’il avait analysé complètement ce qui s’était passé. Car il se trouve que les bombardements ultérieurs des villes allemandes ont eu le même effet : ils ont soudé la population allemande avec le régime au lieu de l’en séparer. Dans les deux cas, loin de la démoraliser, les bombardements aériens ont en fait solidarisé la population avec le gouvernement. Mais c’est tout Churchill, un flair infaillible au commencement d’une opération et, ensuite, une tendance à s’enferrer dans des conceptions systématiques.
D’autre part, on note un énorme décalage entre la volonté de démoraliser la population allemande et les moyens militaires de la réalisation : les bombardiers ne sont pas en nombre suffisant et, surtout, on n’a pas encore les moyens techniques de réaliser des ciblages précis. C’est seulement à partir de 1943 que les raids britanniques deviennent véritablement efficaces du point de vue stratégique.

Une tour de la DCA allemande.

Alors pourquoi bombarder les populations civiles quand même ?

Pour une raison simple. D’énormes contraintes pèsent sur les deux belligérants. La Royaume-Uni n’a pas les moyens de monter des opérations d’envergure, par exemple d’organiser à elle seule un débarquement : à l’été 1940, la seule chose que Churchill peut faire, c’est résister. Il a peu de moyens pour neutraliser l’adversaire et contre-attaquer. Parce qu’il n’a pas les moyens de battre l’Allemagne nazie, Churchill « joue la montre » en attendant que les Etats-Unis entrent en guerre. Il espère que Hitler commettra la faute de se lancer dans une guerre contre l’Union soviétique. En attendant, il faut donner l’impression d’une stratégie de contre-offensive. Dans les bombardements aériens, il y a donc aussi un effet compensatoire.
Quant aux Etats-Unis, ils ont pour objectif de préparer leurs opérations terrestres par des attaques aériennes qui affaiblissent considérablement l’adversaire, de manière à perdre le moins de vies humaines possibles. Du côté anglo-américain, la stratégie de bombardements massifs était une stratégie de substitution qui a eu des effets tout à fait ambigus.

Pouvez-vous préciser ?

Pour comprendre la logique des bombardements, il faut bien voir cette constellation particulière et ne pas sous-estimer l’aspect compensatoire chez les Britanniques, qui n’ont pas les moyens de mettre à genou l’Allemagne, et l’aspect conservatoire chez les Américains qui veulent limiter la perte de vies humaines : il ne faut pas oublier que les Américains n’ont perdu dans la Seconde Guerre mondiale que 300 000 soldats. D’ailleurs, ils ont fini la Guerre du Pacifique en poussant jusqu’au bout la logique des bombardements pour démoraliser l’adversaire avec les bombardements atomiques. Mais il ne faut pas se faire d’illusions : si les Américains ont gagné la Guerre du Pacifique grâce à l’arme atomique, le nazisme n’aurait pas été renversé sans le sacrifice, en Europe, de 13 millions de soldats soviétiques. Les bombardements alliés n’ont que peu contribué à affaiblir l’Allemagne nazie.

La DCA au-dessus d'une grande ville allemande en 1943.

Quelle a été l’efficacité réelle des bombardements ?

Si l’on met en rapport les dizaines de millions de tonnes de bombes déversées et le nombre de morts en Allemagne, qui est d’environ 500 000, le résultat est relativement disproportionné. Comparativement à d’autres aspects de la guerre qui ont beaucoup coûté à l’Allemagne – sept millions de victimes au total, les bombardements ont donc fait perdre relativement peu de vies humaines. D’autre part, il y a eu d’assez fortes pertes dans les équipages des bombardiers, vingt pour cent environ, parce que les forces anti-aériennes allemandes se sont rapidement rodées.
Il y avait un autre objectif qui était de détruire l’appareil de guerre et l’appareil industriel allemands. Là encore, les résultats n’ont pas été à la hauteur des espérances, parce que les Allemands ont réussi assez vite à protéger leurs installations, en les enterrant ou en les remplaçant. L’industrie continue à fonctionner à soixante ou soixante-dix pour cent de sa capacité en 1945, ce qui est considérable vu les pressions auxquelles étaient soumis les Allemands.
En revanche, on a privé l’Allemagne de son passé et de son histoire : ce qui a été détruit, c’est tout un patrimoine historique et architectural, toute une histoire monumentale. C’est un des effets inattendu et pervers des bombardements qui réjouissait Hitler : pour lui, cette politique alliée de la table rase signifiait que les Allemands étaient désormais entièrement liés au nazisme, sans plus de point d’appui dans leur histoire.

Les bombardements ont-ils connu un précédent dans l’histoire ?

Oui. En 1870, pendant la guerre franco-prussienne, l’armée prussienne effectua des bombardements d’artillerie sur des villes assiégées, comme Paris. A la fin de la Première Guerre mondiale, les Allemands ont aussi effectué des bombardements par des zeppelins au sud de l’Angleterre. Et dès 1917-18, Churchill avait eu l’idée, si la guerre s’était prolongée, de faire bombarder les villes allemandes avec les moyens de l’époque. Il avait même prévu une énorme opération pour l’année 1919. L’idée de s’en prendre de façon massive à des populations est une idée aussi vieille que l’humanité. Donc, si les bombardements des populations civiles représentent une nouveauté, pour des raisons techniques évidentes, en revanche, l’idée de la guerre totale, elle, n’est pas une nouveauté.

Selon vous, les bombardements alliés peuvent-ils être considérés comme des crimes de guerre ?

Oui, très clairement. Non dans leur intention proclamée – officiellement, il s’agissait de détruire le potentiel industriel allemand – mais dans leur pratique et dans leur extension permanente. Ils vont contre les conventions internationales qui visent à protéger les populations civiles et à les tenir à l’écart de la guerre.
A l’origine, Churchill et les responsables des opérations de bombardements n’ont l’intention de s’attaquer qu’aux centres industriels allemands : les attaques contre les populations ne doivent viser que les populations contribuant à l’effort industriel de guerre. Cependant, très vite, on doit constater l’absence de précision de ces attaques. La tentation vient alors rapidement de s’attaquer aussi aux populations des villes allemandes. Là-dessus vient se greffer l’idée de « bombardements démoralisateurs » introduite par Churchill à partir de l’année 1942. De ce point de vue, les bombardements alliés relèvent bien du crime de guerre, si l’on prend à la lettre les conventions internationales signées depuis la fin du XIXe siècle, à La Haye ou à Genève.


Winston Churchill : il voulait terroriser l'Allemagne.

N’y a-t-il pas un risque de manipulation du débat actuel ?

Je ne le pense pas. La société allemande est tout à fait convaincue de la gravité du génocide des Juifs. Cela pèse très fortement sur la mémoire et sur la conscience collective allemande. D’ailleurs, malgré l’échec de la réunification et la crise économique, l’Allemagne est le pays qui a le mieux résisté à la montée de l’extrême droite en Europe ces dernières années.
Aujourd’hui, il faut pouvoir parler des crimes des Alliés sans qu’aussitôt les uns aient l’impression que l’on veut relativiser la violence nazie, et sans que les autres soient contents de ce qu’on a l’air de la relativiser. La guerre est faite de violence, pardonnez-moi cette évidence : et la guerre totale produit une violence totale. Et parce que la violence est éminemment mimétique, l’escalade de la violence s’est produite chez tous les belligérants. A partir de là, parler des crimes des uns ne signifie pas qu’on relativise ceux des autres.

Nuremberg en 1945.

Le débat actuel peut-il aider les Allemands à assumer leur passé ?

Je suis convaincu que seule une nation peut assumer la responsabilité de son propre passé. Cette responsabilité ne doit pas se diluer et se noyer dans l’histoire globale. Deux tentations existent aujourd’hui, qui d’ailleurs se rejoignent : celle qui consiste à penser que personne ne serait responsable des crimes commis, qu’on attribue alors à des instances abstraites, comme les totalitarismes, le militarisme, l’impérialisme etc. Et la tentation inverse qui consiste à attribuer les crimes de guerre à la totalité de la population. Pour éviter ce double écueil, il faut poser que chaque nation est comptable de ses crimes. C’est d’ailleurs sur ce postulat que s’est fondée la reconstruction d’une nation allemande à partir du rejet du nazisme.

Le V2, l'arme de représailles imaginée par les Allemands.

Quelles sont, selon vous, les perspectives d’avenir pour l’historiographie de la Seconde Guerre mondiale en Allemagne ?

A mon avis, il faut faire aujourd’hui une histoire complète de la guerre germano-soviétique. C’est le premier défi de l’historiographie de la Seconde Guerre mondiale à laquelle les historiens allemands peuvent apporter une importante contribution.
En effet, ce que les Allemands ont encore du mal à saisir, c’est que la guerre contre l’Union soviétique a été une guerre d’extermination de populations entières, pas seulement des Juifs, mais aussi des Slaves. Pendant la première année de la guerre germano-soviétique, quatre-vingt-dix pour cent des prisonniers de guerre soviétiques moururent de faim, de froid ou de déshydratation. Il existait aussi un plan qui prévoyait la déportation de trente millions de civils des pays slaves en Sibérie, après la victoire sur l’Union soviétique.
Le débat qui est mené actuellement sur les crimes de guerres alliés ne doit donc pas l’être aux dépens d’une recherche active sur les crimes de guerre allemands commis à l’encontre des populations polonaise, tchèque, russe, biélorusse, ukrainienne. Il est à souhaiter que les historiens allemands entreprennent une étude sérieuse sur ce sujet, comme cela a déjà été le cas pour le troisième génocide nazi, celui des Tsiganes.
Dans une perspective plus large, on doit aussi s’interroger sur le décalage qui existe entre les idéaux des Lumières et les idées de la modernité politique, et la réalité politique depuis 1789. Comment la proclamation de principes généreux peut-elle aboutir à des guerres aussi brutales ?
La question que tous les pays doivent se poser, et particulièrement la France, est de savoir comment la libération de l’humanité peut se convertir en une guerre totale d’extermination. Car c’est paradoxalement l’avènement de la démocratie moderne qui contribue à la rechute de l’humanité dans la barbarie. La guerre la plus civilisée de l’histoire européenne est la guerre franco-britannique du début des années 1780 pour l’indépendance américaine. Devant Gibraltar, marins français et britanniques s’arrêtent de combattre lorsqu’un navire a pris feu et tous se portent au secours du bateau. Louis XVI avait interdit à ses troupes de s’en prendre aux civils et les Britanniques avaient accepté cette « jurisprudence » qui anticipait sur les conventions de La Haye et de Genève. C’est aussi le roi de France qui empêche les Américains, ses alliés, de fusiller des prisonniers anglais par dizaines. Les troupes américaines qui luttent pour leur indépendance, elles, ont tendance à ne pas s’embarrasser de scrupules humanitaires, et, quelques années plus tard, la révolution française est aussi synonyme de retour aux pratiques des guerres de religion ou de la guerre de Trente Ans. La Première et la Seconde Guerre mondiale représentent l’apogée de la « guerre des peuples » pour laquelle les révolutionnaires français s’étaient enthousiasmés.
Aujourd’hui encore, les Etats-Unis témoignent de cette ambiguïté de l’âge démocratique : ils ont contribué à libérer le monde de deux totalitarismes, mais mènent des guerres totales extrêmement meurtrières pour leurs adversaires. Faut-il en conclure que la démocratie porte-t-elle en elle-même une violence insurmontable ou bien se révélera-t-elle capable d’échapper à cette contradiction ?

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